Le meilleur de Lauzier, ou comment décrypter les années 70 à grands coups de
vitriol.
En 1974, Lauzier attaque ses " Tranches de vie " dans Pilote. Il nous décortique les seventies en direct, sur le tas, avec la plus grande liberté, soutenue par une implacable justesse de tir.
Tout y passe, la psychanalyse et la dépression à la portée de tous. L'orgasme démocratique et obligatoire. Les joies ineffables de l'amour authentiquement prolétarien en Chine populaire (un chef-d'oeuvre). Le cadre moyen qui se croit supérieur. Les féministes radicales, emberlificotées dans un cas de viol trop alambiqué pour être honnête. Les militants qui, à l'abri des libertés bourgeoises, cautionnent le goulag. Ceux qui s'éclatent au cri primal - fonds de commerce des pays à la mode - et ceux qui retrouvent " le geste ludique primordial " chez les bouseux. Etc. Il n'a pas de victimes favorites, pas de chouchous, si ce n'est que les femmes et les enfants s'en sortent beaucoup mieux que les hommes.
Depuis, bien des convictions se sont diluées dans l'air du temps et, comme le souligne Frédéric Beigbeder dans sa préface, certaines audaces aussi. " La société a régressé depuis, tant sur le plan des libertés que sur celui du droit à l'ironie ", et plus personne n'ose rigoler à ce point-là des choses sérieuses. Cela dit, le droit à l'ironie était déjà relatif à l'époque. On ne piétinait pas impunément les valeurs sacrées de 68. Et pour avoir montré une lucidité avant-gardiste, Lauzier s'est taillé, chez les vétérans des tranchées du Quartier latin, une réputation d'odieux personnage. On l'a détesté et on l'a aimé - selon l'élasticité de chacun dans le domaine de l'autodérision. Goscinny l'aimait : " Lauzier se fait haïr et se fait
admirer [.] et je tremble à l'idée de tous ceux qui vont me haïr quand ils sauront à quel point je l'admire. "
Vingt-cinq ans après, sa force reste intacte. Outre un dessin incisif, Lauzier montre un sens infaillible du dialogue et restitue avec une exactitude tordante les jargons
en vigueur dans chaque corporation. Les jeunes générations liront utilement
cette compilation. Lauzier y épingle comme personne (sauf Bretécher, dans un
autre registre) une époque ahurissante, où la bêtise était péremptoire et où
chacun nageait avec délice dans ses pro-pres contradictions. Lui, il ne marche pas au trucage. Et il est politiquement très incorrect. C'est ce qui rend sa lecture si jouissive.