La bande dessinée « Little Lulu », créée en 1935 par Marjorie Henderson Buell, mieux connue sous le nom de Marge, est une œuvre fondatrice de l'histoire de la BD américaine, puisqu'elle met en scène l'une des premières héroïnes de ce média. La série ne s'est pas contentée de subvertir les normes de genre, elle a aussi remporté un grand succès commercial et critique. Marge, en pionnière de la bande dessinée créée par des femmes, a su pénétrer la sphère majoritairement masculine de la bande dessinée grand public, dépassant rapidement les limites de la presse pour se lancer dans un large éventail de produits dérivés, malgré le sexisme omniprésent auquel ses contemporaines étaient confrontées.
Dans une exploration sans précédent située au croisement des BD (comme Big Data et comme Bande Dessinée), le dernier livre conceptuel d'Ilan Manouach rassemble toutes les scènes de foule de Little Lulu, offrant une vue panoramique de la société à travers le prisme de l'un des médias les plus influents des 20e et 21e siècles. En tant qu'éponge et miroir de son environnement socioculturel, la bande dessinée a depuis toujours été reconnue comme l'un de médias de masse les plus aptes à façonner et à refléter les valeurs et les idéologies de son temps. Lu X ne se contente pas de concentrer des réalités humaines telles que l'amour, la haine, l'humour, la fécondité ou l'agression, mais elle contient également le zeitgeist culturel, l'esprit de son temps, en tant que « phénomène social total ».
La pertinence conceptuelle de Lu X est profondément ancrée dans les travaux des chercheurs sur le mouvement des foules, les mouvements populaires de masse et la montée du fascisme dans l'Europe d'après-guerre. La notion d'imitation de Gabriel Tarde, en tant que processus social primaire, est illustrée de manière frappante par l'uniformité des comportements collectifs, dans le monde de Lulu. La description de la foule par Gustave Le Bon, comme entité singulière susceptible d'être la proie de certaines idées, particulièrement pendant la montée du fascisme, trouve un écho dans la représentation des mouvements de masse et des assemblées publiques dans la bande dessinée. Les idées d'Elias Canetti sur les fondements psychologiques des foules, notamment leur tendance à croître et à créer un sentiment d'égalité parmi leurs membres, se reflètent dans les masses à la fois variées et unifiées dépeintes dans la série.
En concentrant ces scènes de foule, cet assemblage invite le lecteur à mobiliser ses facultés cognitives dans l'interprétation des symboles et des interactions socioculturelles que permet la bande dessinée, contribuant ainsi à la création et au maintien d'un environnement symbolique viable, à l'ère de la diffusion technologique.